Frenchtech. Comment rester dans la course?

 

Madame Bovary et certains Ministres de l’Economie ont en commun de rêver éveillés et de s’endetter dangereusement. Ils entretiennent l’espoir de lendemains merveilleux et salvateurs. Ils imaginent des héros romantiques, des entrepreneurs de la Nouvelle Economie, qui par le seul génie parviendraient à recréer tous les emplois que leur dogmatisme libéral a détruits. Ils méprisent la médiocrité de la vie provinciale et des vieilles industries. Ils vivent périlleusement au-dessus de leurs moyens et ne savent pas résister à leurs crises de dépenses compulsives. Ruinés et acculés par leurs créanciers, ils préféreront le suicide à la rédemption.

Les douces rêveries de nos ministres, qui fantasment sur ces entrepreneurs héroïques qui sauveraient le pays de la décrépitude, sont alimentées par la foi aveugle dans la destruction créatrice et le pouvoir rédempteur de l’innovation. Confiants dans la capacité supposée de l’économie à se régénérer, ils laissent les ouragans s’abattre et apporter leur lot de désolation. Leur laisser-faire résulte tout autant d’erreurs d’appréciation stratégique, que de l’ignorance des faits les plus élémentaires.

Commençons par une donnée simple qui aurait dû interpeler tout admirateur inconditionnel de la Frenchtech. Au cours des quinze dernières années, trois entreprises sont sorties du lot et ont acquis le statut enviable de licorne (avec une valorisation supérieure au milliard de dollars) : Vente-privée, Blablacar et Criteo. Combien d’emplois ont-elles créés? On peut estimer à 4.500 le nombre de leurs collaborateurs dans le monde. Ce chiffre modeste est à comparer aux 31.000 employés d’Alstom- ce fleuron de l’industrie française, avec un leadership mondialement reconnu dans les chaudières à charbon, les turbo-alternateurs nucléaires, les turbines hydrauliques et les réseaux, qui a été honteusement vendu à l’américain General Electric en 2015 pour renflouer la partie transport, dont personne ne voulait.

Ces égarements se doublent malheureusement d’une méconnaissance des lois qui régissent la nouvelle économie. Les géants américains de l’Internet ont su créer des monopoles de fait grâce à une combinaison d’effets de réseau, d’économies d’échelle et de boucles de renforcement positives. Dans ce monde hyper-connecté, le gagnant remporte toute la mise et ne laisse que des miettes à ses rivaux. L’utilisateur recherche en effet la plateforme la plus fréquentée (l’américain Linkedin, plutôt que le français Viadeo) et la plus efficiente, c’est-à-dire celle qui est adossée aux capacités de traitement de l’information les plus puissantes. Google, Amazon ou Uber se sont imposés car leurs infrastructures propriétaires gigantesques (réseaux, serveurs, centres de données) leur permettaient d’offrir la meilleure expérience client (rapidité de traitement, pertinence des suggestions, exhaustivité des données).Enfin, cette dominance s’auto-entretient car plus les requêtes sont nombreuses, plus les algorithmes sont sophistiqués, plus les données capturées sont importantes et plus le service peut être personnalisé.

Il s’agit donc d’aller très vite et de viser très grand. Le talent et les idées sont subordonnés à la taille des augmentations de capital. Les américains, qui ont compris la nécessité de couper l’herbe sous le pied des concurrents potentiels, raisonnent en milliards de dollars, alors que les français égrènent laborieusement les millions. Uber aura, par exemple, levé au total plus de 12 milliards de dollars quand le leader français des véhicules de tourisme avec chauffeur, Chauffeur Privé, peut se targuer d’avoir réussi à boucler en 2015 un tour de table de 5 millions d’euros. Conclusion : sans changement de braquet de la politique de soutien à l’innovation, les start-up françaises, dont l’ingéniosité et le foisonnement nous émerveillent, n’ont aucune chance de devenir les géants de la troisième révolution industrielle.

Ensuite, le libre échange est un jeu de dupes que les entreprises et les Etats essaient d’imposer à leurs partenaires dans sa forme la plus violente, tout en s’en protégeant le plus possible. Le jeu consiste à faire semblant de respecter les règles de la concurrence pure et parfaite, pour torpiller ceux qui y croient naïvement, tout en favorisant insidieusement son camp. La férocité de la bataille économique produit des perdants, qui seront soit anéantis, soit absorbés par les gagnants. Pour éviter d’appartenir à la catégorie des perdants, les plus rusés s’emploient à faire trébucher leurs adversaires, sans avoir l’air d’y toucher. Ils manipulent leur monnaie, leurs normes, leurs règles de droit, leur fiscalité, leur système de financement, leurs contentieux punitifs, leurs coûts salariaux, leurs aides à l’innovation, à l’investissement, à l’exportation, etc.. Le libéralisme produit donc de manière biaisée ce contre quoi il entend lutter : des oligopoles débarrassés des acteurs les plus faibles.

La plupart des secteurs se consolident. Les entreprises sont moins nombreuses et de plus grande taille. La part des 100 entreprises américaines les plus grandes dans le PIB américain est ainsi passée de 33% en 1994 à 46% en 2013 ; la part du top 500 de 57% à 63%, tandis que le nombre d’entreprises cotées à presque été divisé par deux sur la même période (The Economist, 17 septembre 2016). De tels chiffres inciteront peut-être nos Ministres Bovary à avoir de vraies politiques industrielles et à cesser de se raconter des histoires. S’ils ne sont pas massivement soutenus et judicieusement protégés, les petits Jack nationaux n’ont aucune chance de faire pousser les haricots magiques qui leur permettraient d’aller voler les trésors des voraces géants.