Stop aux excès de la pensée positive

« Je suis un chef d’œuvre. J’incarne le succès. Je suis riche. Je suis fort(e). Je suis victorieux(se). Je suis séduisant(e). Je suis beau (belle). Je suis jeune. Je suis talentueux(se) ». Voici les formules de programmation personnelle à la réussite que préconisent de nombreux ouvrages de développement personnel ou vidéos qui pullulent sur Internet. Nous devrions nous répéter en boucle ces mantras d’auto-persuasion, les graver sur nos miroirs, les écrire sur de petits papiers cachés dans nos sacs ou nos portefeuilles.

Une telle glorification du moi, un tel encouragement au narcissisme n’ont pas d’équivalent dans l’histoire de l’humanité. Ils traduisent un individualisme triomphant et un effondrement du souci d’autrui, qui n’est pas étranger à la disparition progressive des pratiques élémentaires de civilité et de courtoisie. Pour quelles raisons l’être qui réunit tant de qualités devrait-il en effet céder sa place, s’effacer, supporter un inconfort ou une frustration?

Le drame est que ce conditionnement non seulement accélère la marche collective vers l’incivilité mais qu’il ne permet pas aux individus qui le pratiquent de combler leur déficit initial d’estime-de-soi. Aucune recherche n’a jamais démontré que la réussite dépendait du nombre d’affirmations magnifiées de soi-même. Au contraire, l’histoire économique regorge de faillites fracassantes, brisant le destin de dirigeants satisfaits d’eux-mêmes et se gargarisant de leur vision grandiose.

Cinquante ans de recherche dans le domaine du management de la performance nous apprennent que l’atteinte d’objectifs difficiles nécessite une appréciation juste de la situation (de soi-même, de l’environnement, des facteurs clés de succès), du chemin à parcourir, ainsi que la définition d’un plan d’action et d’indicateurs d’avancement. Aux antipodes de la fatuité, la condition première de la réussite sociale est donc l’humilité et la perception lucide de l’écart entre la situation actuelle et la situation souhaitée.

Les individus qui suivent les préceptes simplistes des gourous de la pensée positive s’éloignent en fait du contentement et du succès auxquels ils aspirent. Les démentis, que l’existence ne manquera pas d’infliger à leurs assertions naïvement performatives, seront perçus comme des anomalies ou des injustices et non comme des sources précieuses d’apprentissage. Face à des revers qui auraient pu les faire progresser, nos narcisses oscilleront entre le déni et le délire (je maintiens ma construction mentale en dépit des faits et des opinions tierces qui la contredisent) ou la dépression (je ne suis pas à la hauteur de l’image idéalisée de moi-même).

Alors que la course aux « likes » fait rage sur les réseaux sociaux, il n’est pas inutile de rappeler que l’estime de soi ne devrait pas dépendre d’une quelconque forme de validation sociale ou conformité temporaire avec des critères discutables de désirabilité sociale. Plutôt que de s’auto-convaincre que l’on possède les qualités valorisées par la foule, pourquoi ne pas essayer de se libérer d’un fardeau inutile en cultivant l’acceptation de soi et l’indifférence à l’opinion d’autrui ? Et si on échappait à la tyrannie du jugement permanent, en s’aimant avec ses limites et en aimant les autres avec les leurs…