Contre l’hébétude imminente, la nécessité du répit numérique

Les Beatles chantaient Money can’t buy me love. Cinquante ans plus tard, ils pourraient entonner Tech can’t buy me peace of mind. S’il y a bien une chose que les laudateurs du progrès technique ne peuvent contester, tant les statistiques sont probantes et convergentes, c’est la régression que constitue la sur-sollicitation continue de l’attention humaine. L’individu connecté est devenu un être dépourvu de tranquillité d’esprit et de paix intérieure.

Smartphones et ordinateurs lui déversent un flot ininterrompu de notifications, de messages, d’emails, d’informations futiles, telles que le nombre de likes gagnés ou les dernières publications de son réseau ou la dernière réponse au commentaire d’un commentaire ou les non-événements locaux à ne pas manquer. Ce bourdonnement incessant nourrit un tourbillon de plaisirs fugaces et dérisoires, qui annihile toute forme de réflexion non routinière.

Un néologisme a été créé pour décrire ce phénomène de surcharge mentale qui paralyse l’intelligence, en combinant les concepts d’information et d’obésité : l’infobésité. L’arrivée en continu de signaux d’inégale importance sature les capacités de traitement du cerveau humain. L’intensité et l’amplitude horaire de cette surcharge cognitive l’amènent à fonctionner en mode dégradé, incompatible avec une pensée claire, profonde, originale et créative.

Les neurosciences ont démontré que la croyance dans le « multi-tasking », c’est-à-dire la capacité à mener de front plusieurs activités était un leurre. Le cerveau n’est pas en mesure de traiter deux tâches simultanément et se contente de passer très rapidement de l’une à l’autre. Tout effort cognitif interrompu par un message intempestif entraînera ou une perte d’efficacité, ou la nécessité de travailler plus vite pour compenser le temps perdu, et donc une hausse corrélative des sensations de stress et de frustration.

Les tentatives collectives pour freiner l’infobésité, telle que l’ambitieux plan « zero email » de Thierry Breton au sein de l’entreprise Atos en 2011, s’avèrent malheureusement inefficaces. La compulsion est en partie auto-entretenue. L’addiction à l’excitation permanente, à la décharge périodique de dopamine, est à l’origine d’attitudes anti-sociales (80% des Français utilisent leur smartphone pendant les repas pris en famille ou en compagnie d’amis) et de comportements dangereux pour soi, comme pour autrui. Près de deux Français sur trois reconnaissent qu’il leur arrive de consulter leur smartphone au volant ou au moment de traverser la rue (Deloitte, 2017).

A l’image de ces métiers d’antan que l’on considère avec incrédulité, comment éviter qu’au cimetière des activités mentales disparues, on ne finisse par compter la réflexion, le raisonnement, le recueillement, la contemplation, l’introspection, la rêverie… ? Chaque individu détient en fait l’antidote en s’offrant plusieurs périodes quotidiennes de répit numérique. Chacun a le pouvoir de se protéger de la technologie envahissante en refusant les notifications automatiques et en ne se synchronisant avec ses contemporains que par intermittence.

Si le téléphone est un objet qu’il est relativement facile d’éloigner de soi, ce n’est pas le cas des montres, ni des lunettes connectées. Par une forme de sagesse résiduelle et de rejet instinctif de la connexion permanente, l’Apple Watch ou la Google Glass n’ont pas suscité l’engouement attendu. Nous devons, de la même manière, refuser de devenir des cyborgs, malgré les promesses de performances cognitives accrues que l’on ne manquera pas de nous faire miroiter. Ce que l’homme aura gagné en vitesse d’interconnexion homme-machine, il l’aura perdu en intelligence et en paix intérieure. Quand la technologie sera en prise directe sur le cerveau, il nous sera impossible de la débrancher pour recouvrer nos facultés intellectuelles supérieures et nous retrouver avec nous-mêmes.

Le 20 octobre 2018

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