A partir d’un produit emblématique, dressons un bilan de 70 ans de libre échange, sous la férule du GATT et de son avatar, l’OMC. Rappelons qu’en ratifiant le traité de Rome, les Français ont abandonné toute souveraineté sur les questions relatives au commerce international et à la concurrence, qui sont exclusivement du ressort des institutions européennes. Comme l’explique l’UE dans différentes brochures destinées à présenter son action au grand public : « C’est l’Union elle‑même qui est responsable de la politique commerciale de ses États membres et c’est la Commission européenne qui négocie en son nom ». « La Commission dispose d’importants pouvoirs répressifs en matière de concurrence, qui lui ont été conférés par les États membres en vertu des traités. Ses décisions sont contraignantes pour les entreprises et les autorités nationales qui enfreignent les règles ».
Examinons donc l’impact de cette marche forcée vers la libéralisation des marchés et la purification de la concurrence, sur un secteur précis, celui des téléviseurs. Objet fétiche, la télévision est indissociable du mode de vie moderne: divertissements à domicile, programmes fédérateurs, media de masse. Le taux d’équipement des ménages est ainsi de 97% en France et de 95% dans les pays de l’OCDE (source INSEE pour l’année 2013 et OECD Communication Outlook, pour l’année 2002). Conformément aux hypothèses libérales, le cocktail de concurrence débridée et de progrès technique a précipité les prix vers le bas, à la satisfaction évidente des consommateurs. D’une base 145 en 1990, les prix en France sont passés à 10 en 2015 ! Soit une baisse annuelle moyenne au cours des vingt-cinq dernières années de 10% (données INSEE).
Incapables de baisser leurs coûts aussi rapidement que la chute des prix, les fabricants européens ont dû jeter l’éponge. Cette hécatombe dans l’électronique grand public a pu passer inaperçue car les consommateurs trouvent encore dans le commerce des téléviseurs sous marque Thomson, Philips ou Grundig. La marque Thomson est cependant exploitée par le groupe chinois TCL depuis 2004, Grundig est tombé dans le giron du turc Arçelik en 2008 et Phillips a dû conclure en 2012 une Joint Venture avec le chinois TPV, qui détient 70% de la nouvelle entité.
Après avoir fait le ménage en Europe, c’est sur le Japon que s’est abattue la tornade mortifère. Hitachi, Mitsubishi, JVC, Fujitsu, NEC et Pioneer ont tous arrêté, entre 2009 et 2013, leur activité de fabrication de télévisions. En 2015, c’est au tour de Toshiba, de Sharp et de Panasonic d’annoncer qu’ils se retiraient du marché de la télévision (à l’exception de leur marché domestique), tandis que Sony scindait sa division télévision, pour mieux pouvoir la vendre. Cet anéantissement des fabricants japonais était inimaginable il y a dix ans, tant ils dominaient le marché.
Comme leurs homologues européens, ils vont disparaître silencieusement car leurs marques seront toujours commercialisées par les entreprises … chinoises ou taïwanaises qui les ont rachetées. Les gagnants provisoires de cette lutte impitoyable sont les coréens Samsung et LG, qui affichent une part de marché d’environ 33% dans le monde et de 45% en France (source GFK, juin 2015). Arrivés tardivement et discrètement dans les années 2000, ils ont pu percer en France, en garantissant aux distributeurs des taux de marge plus élevés que ceux offerts par les Japonais (une sur-rémunération que l’on peut estimer à 5%), tout en offrant aux clients finaux des produits moins chers (avec un différentiel de prix, à qualité équivalente, d’environ 20%).
Autant dire qu’ils ont acheté leurs parts de marché puisque, quand ils se sont lancés à la conquête du monde, ils ne bénéficiaient pas des économies d’échelle de leurs concurrents établis. La réussite coréenne est donc la conjonction de la volonté stratégique de la Corée, en tant que nation, de devenir leader de l’électronique grand public et d’une certaine complaisance occidentale. Depuis la loi de 1969 sur la promotion de l’électronique, celle de 1973 sur le développement des complexes industriels, la Corée a en effet subventionné l’exportation de produits électroniques, directement ou indirectement via des exonérations fiscales, financé l’investissement dans la recherche et les capacités de production, protégé son industrie avec des barrières douanières. Du côté européen, au nom du libre fonctionnement des marchés et du refus du protectionnisme, on a toléré les ventes à perte de concurrents agressifs.
Les ventes à perte ne sont, en effet, pas sanctionnées par le droit européen. Seul le dumping, défini comme le fait d’exporter à un prix inférieur à celui qui est pratiqué sur son marché domestique, peut faire l’objet de mesures de rétorsion temporaires. Pour échapper aux règlements anti-dumping, il suffit donc de vendre à perte sur son propre marché ou plus simplement de faire fabriquer dans un pays exempt de pénalités anti-dumping ou de parier sur la lenteur de réaction des institutions européennes. Celles-ci ne font, il est vrai, preuve d’aucune proactivité pour protéger leurs industriels. Elles n’agissent qu’après dépôt d’une plainte motivée, c’est-à-dire une fois que les préjudices sont avérés. Et le traitement des demandes s’étale sur plusieurs semestres.
Dans le secteur des téléviseurs, la volonté d’asphyxier leurs rivaux européens était si flagrante que « d’importantes pratiques de dumping » ont pu être démontrées par les autorités européennes, de sorte que le conseil a prolongé en août 2002 les mesures anti-dumping prises en 1995 contre différents pays asiatiques (Règlement n° 1531/2002). Si rétrospectivement, on peut se féliciter de l’absence de passivité face à une déferlante de déloyauté, on ne peut que regretter l’opacité de la détermination de la pénalité, qui a selon toute vraisemblance été sous-évaluée. Les bases ont été établies par les fonctionnaires bruxellois sans l’aide des acteurs chinois et coréens incriminés, lesquels ont, sans surprise, refusé de coopérer. Les fonctionnaires européens n’ont pas justifié les taux obtenus et se sont refusés à donner le détail de leurs calculs, y compris aux plaignants. Au regard même des chiffres qui sont avancés dans le règlement, les choix demeurent mystérieux. Par exemple, la Corée a écopé d’un droit anti-dumping de 15% (qui sera supprimé en 2007), alors que dans le même texte la marge de dumping a été établie à 21,2%. Bref, des mesures arbitraires, partielles et tardives, qui sont de l’aveu même du conseil insuffisantes : « L’enquête a montré que, malgré l’existence des mesures antidumping, les importations en provenance des pays concernés ont augmenté de 73 % sur la période considérée, tandis que la consommation n’a augmenté que de 31 % ».
Le paradoxe du libre-échange est qu’il renforce ce contre quoi il entend lutter : la constitution d’oligopoles qui limitent la concurrence. Sous l’apparente diversité de l’offre de téléviseurs, derrière le maquis des marques et des assembleurs, se cache une concentration à l’échelle mondiale des capacités de production de la pièce maîtresse, qui représente à elle-seule les deux tiers du coût de production : l’écran, soit à cristaux liquides Ultra Haute Définition, soit de technologie OLED, avec ses fameuses surfaces incurvées ultra fines. Les montants en jeu sont colossaux. Ils constituent des barrières à l’entrée quasiment infranchissables, qui vont assurer à la poignée de groupes coréens, chinois et taïwanais qui en bénéficient de véritables rentes de situation. Pour donner un ordre de grandeur et illustrer le volontarisme du gouvernement chinois qui a fait des écrans plats une priorité stratégique, le groupe chinois BOE Technology a levé 7,5 milliards de dollars en 2013, dont près de la moitié auprès de partenaires étatiques pour construire trois lignes de production d’écran de nouvelle génération (LCD et OLED) (source Reuters, 25 juillet 2013). Non contents d’engranger les terrains, bâtiments et réductions fiscales que le gouvernement chinois leur a généreusement octroyés (source TV Technology, 5 novembre 2015), les industriels chinois réclament une hausse des droits de douane sur les écrans à cristaux liquides, pour les porter à 10%, contre les 5% pratiqués actuellement (source China Electronics News, 4 avril 2014).
De l’autre côté du spectre, la Commission Européenne a sanctionné Technicolor, ex-Thomson, et cinq autres comparses pour une entente, entre 1999 et 2005, sur un produit disparu (les tubes cathodiques) et leur a infligé une amende record de 1,47 milliard d’euros en 2012. L’amende a fait basculer les comptes de Technicolor dans le rouge, qui tentait péniblement de sortir la tête de l’eau après plusieurs années de pertes. En 2007, elle avait déjà appliqué à Thomson, qui ne fabriquait plus de téléviseurs depuis 2004, des pénalités anti-dumping sur les tubes cathodiques coréens qu’il avait utilisé dans ses usines thaïlandaises (décision de la Commission du 7/5/2007), sur la base des informations qu’il avait volontairement fourni dans le cadre des enquêtes anti-dumping, censées protéger l’industrie communautaire… Quelle ironie du sort pour une entreprise qui a inventé en 1984 le premier écran à cristaux liquides en couleur d’être exclue du marché qu’elle a contribué à façonner !
Et tout ceci grâce à l’empressement des fonctionnaires européens à ouvrir les marchés, à sanctionner les ententes et les aides d’Etat, à pénaliser les entreprises communautaires, tout en luttant mollement contre les distorsions de concurrence et le non-respect de la propriété intellectuelle à l’étranger. Dans les années 70-80, les fonctionnaires européens ont refusé de soutenir les industriels du textile et de la chaussure qui réclamaient des protections contre les importations à bas prix, au motif que l’Europe devait se spécialiser dans les industries à valeur ajoutée, telles que l’électronique et l’aéronautique. Maintenant que l’industrie électronique européenne est exsangue, une interrogation demeure : mais pour quel camp travaille la Commission Européenne?