La version ultramoderne de la servitude

« Se tuer à la tâche » est une expression à prendre au pied de la lettre. En ce début d’année, à combien peut-on estimer le nombre de personnes qui vont mourir d’un excès de travail en 2016 ? En Chine, à 600.000, aux Etats-Unis[1], à 70.000, au Japon[2], à 20.000[3], selon différentes sources académiques et journalistiques. Ces tristes perspectives ne concernent pas que les trois premières puissances mondiales.

Dans la version 2015 de son Better Life Index, l’OCDE mesure la proportion de salariés qui « travaillent un très grand nombre d’heures », c’est-à-dire plus de 50 heures par semaine, donc plus que les 48 heures autorisées par la première convention de l’Organisation Internationale du Travail, datant de 1919 ! On observe que 12,5% des salariés de l’OCDE franchissent allégrement le seuil fixé il y a près d’un siècle, avec deux contingents de gros travailleurs, les pays asiatiques et les pays anglo-saxons. Le Japon compte officiellement 22% de salariés qui travaillent plus de 50h. Il est talonné par la Corée avec un taux de 19%. Les héritiers de l’éthique protestante font un tir groupé, avec l’Australie à 14%, la Nouvelle-Zélande à 14%, la Grande-Bretagne à 13% et les Etats-Unis à 11%. Au jeu de celui qui travaille le plus, deux nations surclassent toutes les autres : la Turquie et le Mexique, avec des proportions respectivement de 41% et 29%. Avec un pourcentage de 8%, le sort des salariés français pourrait paraître relativement enviable, si leur situation n’était pas en contradiction flagrante avec la durée maximale hebdomadaire autorisée, qui est de 48 heures.

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Pourcentage des salariés travaillant plus de 50 heures par semaine

A ce panorama international peu réjouissant, il faudrait ajouter les heures supplémentaires invisibles dans les statistiques car non déclarées et les congés payés non pris. L’agence de presse nationale chinoise, Xinhua, rapportait en septembre dernier que 72% des salariés chinois n’auraient pu prendre, au cours des trois dernières années, aucun des jours de congés payés auxquels ils avaient droit ! Et aux Etats-Unis, les salariés ne prendraient, en moyenne, que la moitié de leurs deux semaines de congés payés[4].

On observe ainsi un découplage croissant entre les usages et la loi, qui dans la majeure partie du monde prescrit une semaine de 40 heures et des temps de repos. Quel que soit le pays, le législateur s’avère impuissant à réduire le temps de travail de nombreux salariés, qui préfèrent renoncer à revendiquer leurs droits, pour se conformer aux normes en vigueur dans leur entreprise, pour répondre aux exigences de performance auxquels ils sont soumis ou tout simplement pour faire face à leurs dépenses contraintes. Cette réalité du non-respect de la réglementation est masquée par la baisse régulière des statistiques sur le temps de travail annuel.

Comment expliquer la diminution du nombre annuel d’heures travaillées dans la quasi-totalité des pays de l’OCDE? La moyenne cache en fait une bifurcation, avec d’un côté une montée en puissance du travail à temps partiel, notamment féminin, et de l’autre, une multiplication des heures excessives, particulièrement chez les cadres et « les knowledge workers ».

Pour les travailleurs indépendants, cette bifurcation entre sous-travail et sur-travail est encore plus marquée. Selon une enquête approfondie menée par trois chercheurs de l’Organisation Internationale du Travail[5], 45% des hommes (et 25% des femmes) qui sont à leur compte en France travaillent plus de 60 heures par semaine, alors que 24% des femmes (et 5% des hommes) à leur compte en France travaillent moins de 34 heures. Avec une moyenne, hommes et femmes confondus, de 39% des travailleurs indépendants travaillant plus de 60 heures par semaine, la France est la championne toutes catégories des pays industrialisés. Elle devance ainsi la Corée qui affiche un taux de 34% mais aussi la Grande-Bretagne à 21%, le Canada à 20%, le Japon à 18% et les Etats-Unis à 15%.

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Pourcentage des travailleurs indépendants, les deux sexes confondus, travaillant plus de 60 heures par semaine

L’avenir nous réserve-t-il des jours meilleurs ? On pourrait en douter si la tendance à l’überisation de l’économie venait à se confirmer. Cette überisation se traduit par le succès de l’auto-entrepreneuriat, dans lequel, grâce aux progrès de la technologie et de la désintermédiation, les travailleurs à leur compte ont remplacé leurs anciens patrons par des clients qui les évaluent sur des sites publics. Cette progression du travail indépendant ne fera qu’accentuer dans le futur le découplage entre la législation sur la durée du travail et le nombre d’heures « volontairement » consenties. Cette combinaison inédite d’assujettissement et de liberté constitue un des paradoxes de notre ultra-modernité : je travaille beaucoup parce que je le veux bien mais aussi parce que je n’ai pas vraiment le choix, si je veux vivre décemment !

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[1] “The Relationship Between Workplace Stressors and Mortality and Health Costs in the United States », Management Science, 13 mars 2015

[2] China Youth Daily repris par Bloomberg le 30 juin 2014

[3] ABC – Australia le 20 juillet 2015

[4] enquête de Harris Interactive pour Glassdoor, 13/11/2013

[5] Working Time Around the World, S. Lee et al. , Routledge, 2007