« Quand on ne sait pas où on va, il faut y aller…. et le plus vite possible » nous conseillent les Shadoks. Quand on est impuissant à résoudre les problèmes pour lesquels on a été élu, une bonne tactique shadokienne consiste à augmenter la confusion en sollicitant l’avis de tous. Du chaos de propositions qui sortira du Grand Débat National, l’aménagement à la marge du statu quo donnera l’impression que l’on a avancé.
Comme les Shadoks, qui face à « un grave problème et qui ne voient pas très bien comment faire », se mettent à pomper de plus belle, la succession de plans inefficaces et contre-productifs aurait dû nous mettre la puce à l’oreille. Si nous échouons à résoudre nos problèmes, c’est parce que nous y tenons à ces problèmes ! L’enlisement actif dans des situations douloureuses est un classique en analyse systémique. La multiplication des tentatives infructueuses de résolution révèle que l’on a certes employé de mauvaises solutions mais surtout de bons stratagèmes pour éviter d’affronter les sujets qui dérangent.
Voyons donc comment interpréter les thèmes habituels de politique économique, non comme des problèmes à résoudre mais comme des tentatives de solutions dysfonctionnelles à des difficultés plus profondes. Commençons par la rengaine obsessionnelle autour de la croissance ; cette fameuse croissance censée résoudre tous nos maux (dette, chômage, pouvoir d’achat, et même insécurité…).
La croissance est une trouvaille récente dans l’histoire de l’humanité. Prodigieuse émanation des deux premières révolutions industrielles, la question de la croissance permet d’éluder le vrai problème, qui est l’inégale répartition des richesses. La poursuite de la croissance fédère en effet des intérêts divergents et parfois antagonistes autour d’un objectif partagé d’enrichissement collectif. En augmentant régulièrement la taille du gâteau à partager, la croissance ouvre des perspectives radieuses aux moins fortunés. La manœuvre fonctionne parfaitement tant que chacun peut raisonnablement entretenir l’espoir d’un avenir meilleur, qu’il se forgera à la force de son travail ou de son mérite. Quand cette croyance qui sous-tend la cohésion sociale (dans les sociétés laïques développées) s’effondre, le refoulé de la croissance fait brutalement retour, et cela sous des formes diverses : émeutes populaires de type gilets jaunes, votes populistes iconoclastes, exigences de taxation des plus riches.
Le drame des politiques libérales pour remédier à l’insuffisance de croissance est non seulement de saper les fondements de cette cohésion sociale mais d’exacerber le besoin même de croissance (qui n’est jamais assez élevé). Le triomphe des idées libérales au cours des quarante dernières années a en effet engendré une compétition fiscale et sociale délétère entre les pays. Les mécanismes de régulation des inégalités, hérités de la crise de 1929 et de la seconde Guerre Mondiale, ont été perçus comme des obstacles à la compétitivité, et donc à la croissance. Au nom de la croissance, on a ainsi assisté au démantèlement des dispositifs qui visaient à tempérer les différences de conditions, ce qui a renforcé les inégalités, et ce qui a en retour intensifié le besoin de croissance, perçue comme la seule modalité susceptible de rendre ces inégalités supportables.
De la même manière, la dette publique n’est pas un problème mais une mauvaise solution pour occulter l’incohérence entre un modèle social fondé sur la solidarité et un modèle économique fondé sur la compétition et l’égoïsme (la maximisation de l’intérêt individuel). Par aveuglement idéologique, on continue à entretenir la fable de la social-démocratie, plutôt que de reconnaître que les politiques menées depuis quarante ans ont sciemment exacerbé la lutte inégale de tous contre tous au niveau mondial, et sapé les bases des solidarités nationales.
En France, les prestations sociales représentent 56% des dépenses publiques et génèrent l’essentiel de la dette publique. Pour résorber progressivement cette dette, il suffirait d’aligner les systèmes de retraite et de chômage français sur les pratiques moyennes des autres pays développés. Il faudrait cependant mettre fin à la mascarade et avouer aux citoyens français que pendant des décennies on a délibérément défendu des politiques européennes et mondiales qui avaient pour but de faire « converger les économies », autrement dit mettre fin à l’exception française en rendant son modèle social insoutenable.
Plutôt que d’admettre la supercherie, on préserve les faux-semblants en laissant filer le déficit public, ce qui aggrave paradoxalement et insidieusement le besoin de transferts sociaux. L’énormité du déficit public oblige en effet la banque centrale à garder des taux d’intérêt extrêmement bas, avec le double objectif d’alléger le fardeau de la dette et de relancer la croissance. Or cet argent facile n’accroît pas le patrimoine des plus démunis mais gonfle celui des plus riches, qui voient la valeur de leurs biens enfler au gré de la hausse des marchés mobiliers et immobiliers. Les politiques monétaires laxistes appauvrissent ceux qui n’ont pas de capital personnel et transforment en enfer la vie de ceux qui doivent s’acquitter de loyers ou des mensualités exorbitants.
Ainsi en bonne logique shadokienne, les effets pernicieux de l’excès de dette et de l’insuffisance de croissance s’amplifient mutuellement : plus la dette s’accroît, moins elle est soutenable, plus il est urgent de réduire le déficit public, plus on multiplie les taxes sur les dépenses contraintes et les revenus, plus la population s’appauvrit, plus la croissance apparaît comme indispensable, plus il semble nécessaire d’alléger la pression fiscale pour aider les entreprises et attirer les capitaux, même si ces mesures, favorables à la compétitivité et à l’attractivité, annulent les économies réalisées avec les premières hausses d’impôts. Puisqu’il faut maintenir le service de la dette à un niveau raisonnable tout en finançant les nouveaux déficits, la banque centrale mène des politiques monétaires accommodantes, qui n’impactent pas l’économie réelle mais alimentent des bulles d’actifs, qui renforcent le problème initial, en accroissant les différences de patrimoines, qui servent de matelas de sécurité face aux aléas de la vie, dont les plus les démunis sont dépourvus et qui les rendent encore plus dépendants des systèmes de protection sociale, dont il faudrait accroître les dépenses (plutôt que de les réduire).
Les Shadoks aiment les solutions alambiquées qui aggravent les problèmes qu’ils cherchent à résoudre. Heureusement, ils ne se laissent pas abattre par les échecs répétés : «ce n’est qu’en essayant continuellement, que l’on finit par réussir» ! La crise des gilets jaunes est une parfaite illustration non seulement de l’inanité des vieilles méthodes mais de leur contre-productivité, puisque la promulgation de la hausse de la taxe sur les carburants n’a pas rapporté quatre milliards d’euros mais généré une facture dix milliards, qui se traduira ou par une hausse de la dette ou par un alourdissement du handicap compétitif des entreprises françaises, soit l’effet exactement opposé à celui qui était recherché.
Depuis quarante ans, les politiques menées en France n’arrivent ni à relancer la croissance, ni à réduire la dette, ni à réduire le chômage. Chaque mesure visant à lutter contre l’ennemi économique numéro un (lequel varie selon le gouvernement et les années) aggrave les autres indicateurs économiques, puis par rétroaction, le problème initial. Il est urgent d’innover et de tester des approches nouvelles qui nous permettront sortir de ces cercles vicieux. Une des solutions non conventionnelles possibles, inspirée des initiatives de monnaies locales qui surgissent un peu partout dans le monde, consisterait à pratiquer le fameux « helicopter money » en distribuant à tous les ménages une somme non pas en euros mais dans une monnaie locale ou nationale, qui ne pourrait être dépensée qu’auprès de producteurs locaux ou nationaux. Cela dynamiserait de manière extraordinaire l’activité locale et nous éviterait de voir le déficit commercial se creuser à toute hausse du pouvoir d’achat, tout en offrant des perspectives à une multitude d’acteurs locaux disqualifiés dans le grand jeu de la mondialisation.
Alors que notre époque glorifie le progrès et l’innovation, il est étrange que la sphère publique reste hermétique à des approches prometteuses qui pourraient être expérimentées et affinées à petite échelle, plutôt que de les balayer d’un revers de main. Ne serait-ce que parce qu’elles constituent le meilleur système alternatif face à la prochaine crise financière, les monnaies locales devraient être soutenues par les pouvoirs publics.
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