Les solutions partielles aux difficultés actuelles vont accroître les tensions et les divisions. Pour sortir de l’impasse, il nous faudrait renoncer à la défense du pouvoir d’achat
A l’heure où les peuples manifestent leur colère en votant pour des outsiders qui ont su canaliser leurs frustrations, le consensus mou qui cimentait de nombreux pays occidentaux est en passe d’être rompu. L’espoir d’un changement majeur chez les uns génère une angoisse viscérale chez les autres. De deux choses l’une. Ou les changements promis sont mis en œuvre et l’on peut s’attendre à des oppositions violentes à l’intérieur, comme à l’extérieur des pays concernés. Ou bien les annonces restent lettre morte et n’engendrent que les habituels programmes de relance économique et de réduction du déficit public. Dans les deux cas, les motifs de tension et de division vont s’intensifier. Non seulement aucun remède de fond à la misère morale d’une partie croissante, et maintenant majoritaire, de la population ne sera trouvé mais les solutions appliquées, dans un monde totalement interconnecté, risquent fort d’aggraver les problèmes et les dissensions.
Les fléaux qui nous affligent et qui sont à l’origine de la polarisation des opinions publiques, se manifestent par une combinaison variable de symptômes bien connus : précarité, paupérisation pour les pays développés, incapacité à faire émerger une classe moyenne majoritaire pour les pays émergents, surtravail et explosion des burnout, sous-travail et explosion des pathologies de l’estime de soi (dépression, addictions autodestructives)…. Quelle est donc la source de ces souffrances, alors même que le bien-être collectif aurait dû progresser parallèlement à la hausse ininterrompue du PIB? Osons affronter la réponse et remettre en cause le postulat qui sous-tend l’ordre économique depuis Bretton Woods.
La cause profonde de nos difficultés réside dans l’absence de limite à la volonté de prédation. L’ouverture des marchés a permis à de nombreux acteurs privés de faire avancer leur intérêt immédiat, coûte que coûte et quelles qu’en soient les conséquences. Comme le montrent différents indicateurs socio-économiques et maintenant démographiques (tels que la baisse de l’espérance de vie ou la surmortalité des hommes blancs d’âge moyen aux Etats-Unis), le libre-échange ne sert pas le bien commun mais certains intérêts particuliers, auquel il ouvre des espaces inespérés de conquête et de puissance. Il faudrait admettre, une bonne fois pour toutes, que les marchés libres et ouverts ne s’autorégulent pas, en apportant spontanément bonheur et prospérité à l’humanité. Pour ceux qui en douteraient, voici un exemple dont nous n’avons toujours pas digéré les conséquences dévastatrices.
Au début des années 2000, la libre concurrence entre établissements de crédit a alimenté une spirale haussière sans précédent sur le marché immobilier américain. Les banques ont rivalisé d’ardeur et d’ingéniosité pour financer des ménages à la solvabilité incertaine (avec les fameux prêts subprime) et revendre ces crédits bancaires « titrisés » sur les marchés. L’envolée des prix immobiliers a culminé en 2006. Leur retournement, avec les premiers défauts de paiement et les premières faillites, a provoqué chez les institutions financières un réflexe de fuite et de course à la liquidité. Chacun étant vendeur et anxieux, la crise s’est propagée à d’autres classes d’actifs, déconnectés de l’immobilier américain. La quasi-totalité des marchés se sont alors bloqués par défaut de liquidité. Le système financier international s’est trouvé totalement paralysé en 2008 et n’a dû sa survie qu’à l’intervention massive des états et des banques centrales.
La page n’est malheureusement pas tournée. La justice américaine vient de réclamer 14 milliards de dollars à la Deutsche Bank pour son implication dans cette bulle du crédit qui s’est transformée en bulle immobilière, puis en crise financière et économique mondiale. La pénalité colossale dont vient d’écoper la Deutsche Bank suscite à nouveau les plus vives inquiétudes. La banque allemande n’aurait pas les moyens de la régler et Angela Merkel a annoncé que le gouvernement allemand ne mettrait pas la main à la poche. Le monde se remet à trembler face au risque de crise systémique, dont la faillite de la Deutsche Bank pourrait être le détonateur.
Il y a bien quelque chose qui ne va pas dans le monde merveilleux du libre-échange et de la libre-concurrence. Comme l’a concédé l’ancien patron de la FED, Alan Greenspan, alors qu’il était interrogé par la Chambre des Représentants en octobre 2008 : « J’ai trouvé une faille dans l’idéologie capitaliste. Je ne sais pas à quel point elle est significative ou durable, mais cela m’a plongé dans un grand désarroi ». Celui qui a longtemps été considéré comme le « grand sorcier » de la finance a admis qu’il « avait eu tort de faire confiance au marché pour réguler le système financier sans un contrôle supplémentaire du gouvernement». On ne saurait être plus clair. La concurrence doit être régulée et les appétits prédateurs tempérés. Il ne s’agit pas d’éliminer la compétition, qui tant qu’elle suscite une saine émulation, présente des vertus indéniables mais d’empêcher que la poursuite des intérêts personnels se fasse au détriment de l’intérêt collectif et des plus faibles.
Le libre-échange a longtemps été pensé comme un rempart contre les conflits armés. Montesquieu n’affirmait-il pas que « l’effet naturel du commerce est de porter à la paix » ? En 50 ans, le libéralisme a cependant produit tellement d’exclus, de perdants et de dégâts environnementaux, qu’il a réussi à détruire le tissu social et la matrice écologique dans lequel il est inséré. L’humanité aura ainsi échappé (provisoirement) à la guerre conventionnelle entre Etats pour mieux tomber dans le péril de la guerre civile et du cataclysme écologique.
Il devient urgent d’abandonner la défense du pouvoir d’achat, qui est le prétexte au nom duquel on nous inflige toujours plus d’ouverture des marchés. Le remède prescrit ne fait, en réalité, qu’aggraver les symptômes. Car des prix plus bas, c’est moins de salaires et moins d’investissement, donc moins de demande globale. Et moins de demande, c’est plus d’injection de liquidités de la part des banques centrales pour relancer l’activité, et donc des prix immobiliers toujours plus élevés. Une des conséquences directes de ce cocktail explosif est l’envolée du nombre des mal-logés et sans abris. Ils seraient 3 millions en France et 14 millions aux Etats-Unis.
Il y a un véritable aveuglement à ne pas tirer les conclusions de cette divergence entre les indicateurs de bien-être les plus élémentaires, y compris au sein des pays émergents dont on nous vante l’enrichissement, et la hausse continue des richesses produites dans le monde. Toutes les excuses sont bonnes pour préserver le postulat de la supériorité des marchés dans l’allocation efficace du capital et la maximisation de la satisfaction de chacun. La plus dangereuse d’entre elles consiste à expliquer les vicissitudes actuelles par l’existence d’entraves résiduelles à leur bon fonctionnement.
Il est temps que les gouvernements et les institutions internationales substituent à la défense du pouvoir d’achat, et à la voracité érigée en système, l’objectif de défense du pouvoir de gagner honorablement sa vie! Avec l’interdépendance des économies, plus aucun Etat n’a son destin en main et ne peut apporter des solutions simples à des problèmes complexes. Chaque mesure prise isolément pour améliorer le sort d’un pays particulier peut avoir des effets pervers en retour dramatiques sur les autres. A l’image de l’OPEP, il nous faudrait une concertation internationale pour construire un nouvel ordre économique mondial autour de la question du juste prix : le prix qui préserve l’emploi, les ressources naturelles et qui assure des conditions de vie décentes à la population mondiale.