La dernière lettre de Jeff Bezos aux actionnaires d’Amazon trace la nouvelle ligne de partage de l’humanité : d’un côté, les surhommes devenus les nouveaux maîtres du monde, en dissimulant des prouesses technologiques derrière l’apparence de l’évidence ; de l’autre côté, les asservis, fervents dépendants des nouvelles facilités offertes par la technologie.
Les surhommes déploient des prodiges d’intelligence pour enchanter les détenteurs de pouvoir d’achat, dans une logique de gratification immédiate de leurs plus infimes désirs de consommation et de divertissement. Les surhommes font ainsi sans cesse reculer la frontière de l’accessibilité, afin d’ôter à leurs congénères fortunés le trouble de l’attente, de l’ennui, de la complication et du choix.
Cette pointe avancée de l’humanité surfe sur les vagues d’innovation pour transformer l’exceptionnel en « new normal ». Elle ne se contente pas de l’excellence dans un champ précis mais cherche à projeter sa puissance dans une multitude de domaines variés. Bien que triomphante, elle a parfaitement conscience « qu’il peut exister des champs complets d’activité, dans lesquels [elle] ne sait même pas que ses standards de performance sont faibles, voire non-existants, et certainement pas de classe mondiale ». Elle « se fixe inlassablement des exigences élevées – que beaucoup considèrent comme déraisonnablement élevées » (Jeff Bezos, 18 avril 2018). Déterminée à prouver l’inanité des limites auxquelles les hommes se sont jusqu’à présent heurtés et qu’ils ont eu la faiblesse de considérer comme indépassables, elle offre au reste de l’humanité la démonstration éclatante de sa supériorité.
Face aux surhommes, les désabusés de la compétition généralisée constatent avec fatalisme qu’ils ont échoué à rejoindre l’extrémité droite de la courbe de distribution et les premières places dans l’ordre de préséance. Ayant intériorisé les règles du jeu méritocratique, ils acceptent leur sort avec résignation et se contentent d’une « rebelle attitude » de façade. Plutôt qu’une action militante, ils préfèrent déserter leur vie réelle, en se réfugiant dans des mondes parallèles. Ils vivent par procuration la vie de personnages de fiction : séries télé, jeux vidéo et bientôt réalité virtuelle immersive. Ou se recréent sur les réseaux sociaux une vie magnifiée à partir de fragments épars de leur vie réelle. Ils sont devenus les passagers clandestins de leur propre vie car leur vraie vie est ailleurs. Leur corps physique est devenu le substrat matériel qui permet à leur esprit d’habiter la nuée de mondes virtuels qui s’offrent à eux. A la fois vivants et absents, ce sont les morts-vivants de la modernité.
Quelles options reste-t-il à ceux qui abhorrent tout autant la course à la performance des surhommes que l’étiolement des morts-vivants ? Une voie possible est de devenir un maker au sens de la contre-culture californienne, c’est-à-dire créer ses propres objets, en s’appropriant la puissance des machines et de la technologie. Les makers tirent parti des possibilités ouvertes par la numérisation en termes de modélisation et d’échange de fichiers, pour fabriquer au moyen d’imprimantes 3D, de découpes laser, ou d’autres machines moins digitales, des meubles, des robots, des jouets, des vêtements, des prothèses et même des voitures. Ils se regroupent dans des tiers-lieu de type FabLab ou Makerspace, dans un esprit de collaboration et de partage, aux antipodes du consumérisme et de l’individualisme dominants.
Il n’est nul besoin d’être un maker accompli pour pratiquer le « faire » au sens large, en cultivant, par exemple, son potager ou en recyclant des produits fabriqués industriellement. Loin d’être anecdotique, l’ObSoCo (Observatoire Société et Consommation) note un engouement des français pour le « faire », malheureusement entravé par le manque de temps et d’argent. L’Observatoire du Faire de l’ObSoCo estime à 87% la proportion de français qui pratiquent entre 5 et 10 fois par an une forme ou une autre de loisirs « actifs », visant à produire « des artefacts physiques (le bricolage, le jardinage, la couture, la cuisine…), des « œuvres » (la composition, l’écriture, la peinture…), des performances (le théâtre, la danse, le sport…), voire des pensées (la prière et la méditation) ou des actions (l’engagement dans une cause) ».
Tech for Good, tel était le nom du sommet auquel le gouvernement français avait convié, le 23 mai 2018, les dirigeants des plus grandes entreprises technologiques mondiales. Critiquant cet adoubement étatique, certains commentateurs s’étaient alors élevés contre le « social washing », c’est-à-dire le blanchiment de la réputation sociale des grands de la Tech. Il est vrai que l’engagement de ces derniers en faveur du bien commun est sujet à caution, et, en tout état de cause, subordonné aux intérêts bien compris de leurs actionnaires. Si Jeff Bezos prêche avec conviction qu’à long terme les intérêts des consommateurs et des investisseurs sont parfaitement alignés, ceux qui en doutent et qui ne comptent pas sur les GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) pour rendre le monde meilleur, peuvent d’ores et déjà rejoindre la communauté des makers et des faiseurs!
Véronique Nguyen, 6 juillet 2018