Pourquoi, face aux géants de la Tech, la partie n’est pas perdue

Le temps est révolu, où la fragmentation du monde offrait aux roitelets de chaque industrie une zone naturelle de prospérité. La disparition des entraves au commerce, puis la numérisation de l’économie, ont provoqué l’émergence de nouveaux géants qui exercent une domination mondiale. L’absence de limites matérielles à leur expansion combinée à l’accumulation d’effets d’échelle, d’expérience et de réseau (la valeur d’une offre augmente exponentiellement avec le nombre d’utilisateurs) leur permet de régner sans partage sur des pans entiers de l’économie.

Ils ne laissent souvent à leurs concurrents que de maigres miettes, en bon gagnants qui raflent la mise (« the winner takes all »). Google et Facebook se sont ainsi arrogés 90% du marché français de la publicité sur mobile en 2017. Apple s’est octroyé 79% des profits mondiaux de l’industrie des smartphones en 2017 (avec seulement 15% des volumes vendus).

Non contents d’écraser leurs adversaires directs, leur stratégie de croissance non conventionnelle, selon le modèle du « bambou » (cf. notre article dans Forbes), les amène à prendre des positions offensives sur des secteurs connexes, ce qui renforce leur domination et sape les bases de puissance d’éventuels rivaux indirects. La visée hégémonique des GAFA et autres Goliaths de la Tech est si complète qu’ils laissent peu d’espoir aux nains qui menaceraient leurs plates-bandes actuelles ou futures. Et si, malgré tout, de nouveaux entrants réussissaient une percée, ils passeraient par les fourches caudines de leur service de Fusion & Acquisition, à la grande joie des actionnaires de la cible, ravis de troquer allégeance contre liquidités.

L’entreprise française Devialet montre pourtant que les jeux ne sont pas faits et que les outsiders peuvent déjouer les pronostics, s’ils parviennent à monter en puissance rapidement et à garder leur indépendance. Pour tirer leur épingle du jeu dans un contexte concurrentiel aussi peu favorable, ils ont tout intérêt à identifier un domaine sur lequel exercer une action oblique, en refusant la compétition frontale ; à puis accaparer prestement le marché convoité, en œuvrant à la bonne échelle, c’est-à-dire mondiale.

Les géants de la Nouvelle Economie ne peuvent pas en effet se battre sur tous les fronts. En dépit de leur ambition ubiquitaire et de leurs ressources financières pléthoriques, ils sont contraints de faire des choix dans l’allocation de leurs ressources humaines et mentales. En négligeant, par nécessaire concentration de leurs forces, certaines manifestations essentielles du progrès technique, ils laissent des espaces libres à de nouveaux entrants. C’est ainsi que l’inopiné Devialet se trouve en position d’exploiter un angle mort des technologies numériques, en remédiant à la qualité sonore déplorable des artefacts ordinaires : ordinateurs, téléphones, télévisions, voitures… .

Car le son Devialet est magique ! Plus de 200 brevets assurent une hybridation parfaite entre la chaleur du son analogique et la miniaturisation permise par le numérique, pour produire un impact acoustique exceptionnel dans un volume restreint. Jusqu’ici réservé à une élite éclairée, fortunée ou passionnée, Devialet pourrait bientôt commercialiser une version plus compacte et moins chère de sa technologie, dans le cadre de partenariats signés avec Sky et Sagemcom dans la télévision numérique, ou avec Renault pour la voiture autonome. La généralisation de cette approche «Devialet inside » pourrait ouvrir à l’entreprise française les portes de la plupart des produits électroniques grand public.

Au-delà de ces marchés classiques, la possibilité d’une expérience auditive magnifiée tombe à point nommé. Juste au moment où deux tendances majeures sont en train de révolutionner le monde de l’audio : avec d’une part, le décollage des interfaces audio et d’autre part, le boom des smart objects et wearables, ces objets de computation spécialisés, que l’on porte sur soi : montres, lunettes, écouteurs, trackers d’activité.

Il devient, en effet, de plus en plus difficile de faire jouer au smartphone, qui est l’élément central de la consommation digitale, son rôle de « couteau suisse », sans dégrader l’expérience utilisateur. Nombre de ses fonctions se voient donc déportées vers une constellation d’objets communiquant entre eux et dédiés à des tâches simples. Dans le domaine du son, le micro et le haut-parleur jusqu’alors intégrés au smartphone sont ainsi complétés par un ensemble de micros, écouteurs, haut-parleurs, enceintes intelligentes et assistants virtuels, proposant un son bonifié.

Cet éclatement matériel traduit un nouveau mode de traitement de l’information, avec l’avènement du edge computing : les opérations auparavant centralisées dans le smartphone et le cloud sont redistribuées vers un écosystème d’objets réalisant des tâches spécifiques en local. La plupart de ces objets n’offrent ni écran ni interface tactile et sont commandés par la voix, pour une interaction simplifiée, naturelle et spontanée. Les commandes vocales sont donc en train de bouleverser les usages, que ce soit la manière de consommer du contenu, de contrôler son domicile ou les objets connectés autour de soi.

Alors qu’Amazon, Google, Samsung et Apple attaquent le marché avec des performances audio faibles ou moyennes, Devialet parviendra-t-il à tirer parti de sa différence, et à sortir de sa niche ultra premium pour exécuter, avec sa marque propre, une stratégie mass market ? Le français saura-t-il offrir ses prestations haut de gamme à un large public et répliquer le business modèle d’Apple en captant une part de marché modeste mais en siphonnant l’essentiel des profits de l’industrie des « smart speakers » et des « hearables » (wearable for the ear)? Ou se verra-t-il dépassé sur tous les segments de marché par des technologies de moins bonne qualité mais déployées plus rapidement ?

Le cas Devialet illustre les limites des discours habituels sur l’innovation, glorifiant la nouveauté et le progrès. La vitesse d’exécution compte désormais tout autant, si ce n’est plus, que la supériorité technologique, qui dure rarement longtemps, car elle est vouée à être imitée et dont le prix reste rédhibitoire si elle n’est pas déployée à grande échelle. Plus que l’innovation à tout prix, c’est la vitesse et l’échelle de la diffusion qu’il faut privilégier, si on souhaite se faire une place au soleil…. à l’ombre partielle des grands de la Tech

 

Le 16 août 2018, avec Armin Batouméni, CTO de Cosmo Connected, Technical adviser, @Twitarmin