Insécurité chronique : les démocraties libérales peuvent-elles échapper à leur destin ?

Les démocraties libérales sont si imbues de leur supériorité qu’elles n’admettent pas que ce sont leurs insuffisances qui conduisent les électeurs à voter en masse pour les candidats populistes. Plutôt que de réfléchir à la manière dont elles ont façonné les conditions de leur propre rejet et dont elles pourraient se transformer, elles préfèrent couvrir d’opprobre les critiques qu’elles ne veulent pas entendre. Quand les régimes totalitaires exécutent les ennemis du peuple, les démocraties clouent au pilori les ennemis de la liberté et de la prospérité. Ne faut-il pas être un odieux fasciste pour remettre en cause les principes qui nous ont conduits, depuis cinquante ans, vers toujours plus de paix et de progrès?

Les manœuvres d’intimidation des foules égarées par la minorité « éclairée » ne font, non seulement plus le poids face aux souffrances du quotidien, mais elles précipitent les évolutions qu’elles voudraient précisément éviter. Voyant leurs légitimes demandes méprisées ou ignorées, les électeurs « antisystème » deviennent de plus en plus insensibles au glorieux triptyque libéral : hausse ininterrompue du PIB, absence de conflit armé majeur, extension sans précédent des droits individuels. Que veulent donc ces masses obscurantistes qui ne sont pas comblées par un système pourtant conforme aux préconisations de l’auto-proclamée science économique?

La sécurité, tout simplement. Vivre sans peur est devenu un privilège. Une majorité d’individus vit dans la crainte de ne pas avoir d’emploi, de ne pas être à la hauteur, de ne pas réussir à boucler ses fins de mois, de subir une agression ou, depuis peu, un attentat terroriste. Le chômage et le terrorisme constituent à égalité, chacun à plus de 30%, la principale préoccupation des Français (INSEE, 2016). La peur est une émotion contagieuse, qui affecte non seulement les victimes, qui vivent dans la hantise de la répétition mais aussi les tiers, qui savent que les drames n’arrivent pas qu’aux autres. D’après les statistiques officielles, 40% de la population active française est stressée (Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail, 2009); 20% de la population française a ressenti de l’insécurité dans son quartier ou son village, 15% de la population a ressenti de l’insécurité à son domicile (« Cadre de vie et sécurité », INSEE, 2016). Ces enquêtes sous-estiment vraisemblablement l’ampleur de l’insécurité économique et physique, puisque selon le fameux biais de désirabilité sociale, c’est à contrecœur que l’on avoue ses faiblesses et ses peurs.

Quand on agrège le nombre des victimes fournies par l’Observatoire National de la Délinquance et des Réponses Pénales, on obtient des chiffres étourdissants : 13,5 millions de ménages ont été victimes en 2015, soit de cambriolages ou de tentatives de cambriolage, ou de vandalisme contre leur logement, ou de vols ou de tentatives de vol contre leur voiture, ou de vandalisme sur leur voiture, ou de retraits frauduleux sur leur compte bancaire, ou de vols avec ou sans violences et menaces, ou d’insultes hors de leur ménage, ou de violences physiques ou sexuelles, ce qui représente une proportion invraisemblable de 47% des ménages dont un des membres ou un des biens a été la cible d’une agression. Même en écartant les insultes publiques (5,2 millions de cas tout de même) et en admettant qu’une proportion significative de malchanceux cumule les préjudices, au moins 25% des ménages français auront connu en 2015 une forme ou une autre d’atteinte à leur intégrité.

Examinons les causes profondes de ces deux formes d’insécurité. La première insécurité, économique, est méthodiquement organisée dans les économies libérales afin qu’aucune position ne soit définitivement acquise et que chacun soit dans l’inquiétude permanente du lendemain. Hormis les heureux bénéficiaires de rentes de situation (apparatchiks, propriétaires fonciers, retraités cossus), tout individu inséré dans ce système de concurrence généralisée doit démontrer qu’il crée suffisamment de valeur pour justifier sa place et son coût. Il sait qu’il peut perdre instantanément ses revenus au profit d’un rival, originaire de son propre pays ou d’un pays à plus faible coût de main d’œuvre.

Les cadres, les ingénieurs sont tout autant concernés par les délocalisations que les emplois industriels non qualifiés. Les comptables ont longtemps pu se consoler de la monotonie de leurs tâches en caressant la certitude de toujours trouver un emploi. Cette ère est révolue. La numérisation des documents et la fragmentation des chaines de valeur a conduit de nombreuses entreprises à transférer leurs services comptables vers des centres de service partagés en Europe centrale ou en Inde.

Demain sera pire. Il sera impossible à l’être humain de lutter contre les performances combinées de la robotique et de l’intelligence artificielle. Ceux qui croient naïvement que la formation continue est la solution à la perte d’employabilité se leurrent. La croissance du progrès technologique n’est plus linéaire mais exponentielle. Une remise à niveau ou un recyclage ponctuel ne permettra, ni de rattraper l’avance prise par les solutions de machine learning qui se sophistiquent à chaque opération, ni de développer une de ces nouvelles expertises en perpétuelle redéfinition, qui supposent d’immenses acquis préalables.

La deuxième insécurité, physique, illustre un principe bien établi dans le domaine du management. Le contrôle des individus dans les organisations est d’autant plus efficace et d’autant moins coûteux qu’il repose sur des normes et des valeurs internalisées. Quand les individus se contentent d’un rapport intéressé et calculatoire, les comportements doivent être régulés par un système de contrôle formel lourd et onéreux (système d’information, contrôleurs financiers, évaluations périodiques, contrats individuels, primes). Autrement dit, la performance d’un ensemble d’individus liés moralement est supérieure à celle d’un groupe régi par l’intérêt. L’implication de ses membres est plus forte et le coût de leur contrôle moins élevé.

En abandonnant le champ de la morale et en encourageant la liberté sous toutes ses formes, les démocraties occidentales ont renoncé aux vertus de la tempérance et aux avantages de l’auto-contrôle. Le coût de surveillance, de sanction et d’éducation d’individus aux pulsions débridées, affranchis de toute conception du Bien, quand ils ne sont pas animés par la haine de leurs concitoyens, est exorbitant. Il est matériellement impossible de mettre un policier derrière chaque citoyen, comme il est inenvisageable de multiplier les prisons pour incarcérer tous les malfaiteurs avérés. Deux heures d’instruction civique dispensées ponctuellement par un enseignant sans légitimité ne peuvent pas compenser une éducation familiale déficiente et plusieurs heures de consommation quotidienne de contenus vidéo qui célèbrent la violence (physique et sexuelle), le narcissisme et la transgression.

La suite est prévisible et a été parfaitement décrite il y a plus de 2000 ans. On en perçoit déjà les prémices avec l’élection de Trump et la popularité grandissante de figures autoritaires qui répondent à la demande de protection. Pour Platon, les démocraties sont des régimes imparfaits condamnés à dégénérer en anarchie puis en tyrannie. La cité démocratique « déborde de liberté et de franc-parler, et on y a licence de faire tout ce qu’on veut » ; « l’homme [y est] plein de passions et d’appétits, gouverné par les désirs superflus », « l’anarchie est appelée liberté, la débauche magnificence». Cet excès de liberté suscite des troubles et fait naître le besoin d’un « protecteur ». « Dans les premiers jours, il sourit et fait bon accueil à tous ceux qu’il rencontre, déclare qu’il n’est pas un tyran, promet beaucoup en particulier et en public». Quand le « protecteur » s’est « débarrassé de ses ennemis », il se « transforme en tyran ». « La tyrannie n’est donc issue d’aucun autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie d’une extrême et cruelle servitude» (La République, livre VIII).

Cette trajectoire probable n’est pas une fatalité. Le problème n’est pas tant l’excès de liberté que le défaut de moralité et de préoccupation pour le bien commun. Des mesures simples permettraient de freiner cette spirale descendante. Pour n’en citer qu’une, inspirons nous des nombreuses recherches qui démontrent la nocivité de certaines images. Il serait hautement souhaitable de cesser de produire et de diffuser des contenus qui valorisent et banalisent la violence. Dans la même veine, il faudrait interdire la pornographie qui ne cesse de franchir les frontières de l’abject et qui normalise l’avilissement de la femme. Quel homme politique aura le courage de s’opposer à la liberté d’expression et à la course à l’audience pour mieux préserver l’humanité de ses démons?